Tatva, Turquie. 10 décembre 2003. 19 200 km.”Premiers Flocons”.

Merhaba !

Prenez en d'ores et déjà note. Notre retour est prévu à Vitry le François (51, Marne) le samedi 7 février 2004 dans l'après midi, tout le monde y est convié bien sûr.

De l'Iran à la Turquie, il n'y a qu'un pas, un grand pas cependant. Des légendaires mosquées d'Esfahan à la hideuse réalité de Tehran, puis de l'Azerbaïdjan au Kurdistan, le paysage change, le monde aussi. A peine la frontière Turque passée, et après deux mois d'abstinence, notre premier achat sera une bière.

Ici, à la télé, les variétés ont remplacé les incessants reportages sur les martyrs de la guerre Iran-Irak, et les minijupes des chanteuses les turbans des mollahs. Musulmans oui, mais laïcs avant tout.

En Iran, pris de court par notre visa, nous avons recouru à de longues portions de stop. C'est toujours l'occasion de rencontres avec des routiers sympas, serrés dans la cabine tapissée d'images d'Ali, coincés entre la théière, le réchaud à gaz et le tapis de prière.

Faut pas se plaindre, il parait qu'au mois de janvier et février la température de cette région atteint les -40 C, alors en ce moment avec -1 ou 2 C c'est encore supportable.

Pourtant le froid conditionne entièrement notre mode de vie. Rituel de chaque matin où nous prenons bien soin de couvrir toutes les parties de notre corps: bonnet, écharpe, gants, sur-gants, sur-pantalons, sacs plastiques ou tissus étanches pour les pieds et la polaire le temps que la machine chauffe. Les premières neiges sont arrivées par surprise. En nous réveillant un matin dans la chaleureuse maison de la famille Yüksal pour notre deuxième journée en Turquie, nous sommes éblouis par la blancheur du paysage. De petits flocons tombent du ciel comme du parmesan sur un plat de pâtes. C'est beau et malgré le froid ça fait chaud au cœur.

Le froid attaque aussi les vélos faisant se gripper les freins et les dérailleurs. L'eau des gourdes cristallise. Alors que pendant des mois nous avons cherché l'ombre pour nous rafraîchir, maintenant c'est la chaleur d'un poêle et d'un bon çay (thé) brûlant qui fait notre bonheur.

L'Iran est un pays très économique . D'une part parce que c'est vraiment pas cher ( en moyenne 5 cent d'euro le Caý), mais surtout parce qu'il est impossible d'y changer autre chose que des dollars en cash. Nous nous contentons donc de 100 dollars pour deux durant les deux premières semaines. Ensuite, coup de chance à Esfahan, nous parvenons à changer un chèque de voyage de 50 dollars, hélas bien vite envolés. Nous voila donc presque à sec durant 4 jours de voyage vers Tehran avec 7000 rials en poche (70 cent d'euros).

Une fois dans la nauséabonde capitale, un long chemin de croix nous attend. En cette veille d' Aid El Fetha (qui célèbre la fin du Ramadan), nous écumons les banques, bureaux de change, bijouteries, changeurs au noir, marchands de tapis et grands hôtels pour finir à l'aéroport international. La, nous apitoyons le préposé en lui faisant croire que nous en sommes réduits à mendier dans les rues. Pour la première fois de sa vie il change alors un chèque de voyage en transitant par une banque anglaise. Bon, nous voila sortis d'affaire. Enfin, pas pour longtemps, il faut à nouveau changer l'argent à la frontière turque.

Sachant que nous avons en poche 14 350 tumans , que l'euro vaut 9500 rials (1 tuman = 10 rials), soit 1.600.000 lyres turques, faites le calcul de tête avec autour de vous 3 changeurs au noir, 10 gamins agités, 20 curieux avides de questions et 2 bidasses en armes qui vous font signe de circuler. Pour finir, nous nous retrouvons vite ruinés par le coût de la vie en Turquie, et nous voila millionnaires en lyres, sans même pouvoir nous payer un sac de riz !

Pourtant, malgré tout, nous vivons comme des pachas. En deux semaines, nous n'avons pas eu à dormir une seule fois dehors. Nous nous retrouvons ainsi successivement dans la petite chambre des ouvriers d'un élevage de volaille, dans un authentique caravansérail à dromadaires, dans un confortable appartement de Tehran, dans une salle de prière des PTT, à l'hôtel aux frais de la police, dans un bungalow touristique offert par une mairie, à l'hôtel encore grâce aux employés du bus, chez les gardiens d'un chantier de construction, dans une maison de l'éducation nationale, dans la mosquée d'un village perdu, dans une mairie, dans les chaudes maisons des bergers kurdes et enfin dans une caserne militaire turque.

C'est tellement simple, il suffit de demander, d'attendre et de confier toutes les cinq minutes son passeport à un policier tellement ahuri qu'il ne parvient même pas à trouver la photo. Pour manger, n'en parlons pas, c'est tout juste si nous avons besoin de faire des courses, il semble qu'il y ait toujours quelque chose pour les voyageurs de passage, où que nous soyons. La part du pauvre !

Parmi tous ces visages, il en est que nous n'oublierons jamais. Tout d'abord Hassan, qui nous accueille comme des frères, trois jours durant dans son appartement de Tehran. Egalement, Mr Bytollah Nazarparvar, principal du collège d,Ashtrud, qui nous offre un public survolté. Enfin, le joyeux sergent Suleyman Kaya de la Yerukopru Jandarma ainsi que l'immense famille Ziyuethin qui nous recueille à moitié gelés à la nuit noire (16h30).

En Turquie comme en Iran, à part “Yes, no, thank you...” l'anglais et autres langues étrangères ne sont pas vraiment pratiquées. C'est parfois un gros problème pour savoir par exemple si l'embarcadère du lac que l'on doit traverser se trouve à 20 ou 150 km (nos cartes ne sont pas toujours d'accord). Mais cela nous motive pour apprendre quelques rudiments de la langue (merci à nos sponsors Guide du Routard et Petit Futé pour les lexiques) toujours très appréciés de nos hôtes, et nous plongeant un peu plus dans leur monde. Nous avons ainsi acquis une bonne expérience du Farsi (Perse, parlé en Iran), très proche du Nepali et de l'Indi, pour expliquer notre voyage, comprendre le prix du kg de tomate ou complimenter sur la bonne cuisine.

Passée la frontière il faut tout réapprendre, on repart à zéro. Mais c'est là une expérience des plus passionnantes. C'est une véritable magie de se retrouver avec des gens si différents, de communiquer simplement par des gestes, des mimes et de sentir le plaisir réciproque dans ces échanges. Pour demander à quelqu'un s'il est marié par exemple, il suffit de faire le geste d'enfiler un anneau au doigt, ça marche dans presque dans tous les pays. On peut continuer en désignant avec la main une petite hauteur par rapport au sol pour savoir s'il a des enfants et montrer les doigts pour savoir combien... Regards, sourires, rires, gestes prennent toute leur importance au delà des mots. C'est la nature humaine qui parle traversant la barrière de la culture et de la langue.

A Bonab, province de l'Azerbaïdjan en Iran, nous sommes reçus comme des VIP par la mairie grâce aux efforts de M. Rahim, anglophone et espérantophone averti. On nous fait visiter les infrastructures municipales en grande pompe. Au centre des sports anciens, nous découvrons, ébahis, une des traditions séculaires de l'Iran, le Bastami.

Dans une arène octogonale, 5 hommes en entourent un 6éme qui tourne comme un Derviche (mystique musulman) au son du Zarb, le tambour perse. Yoga dynamique ou aérobic ancestral, en tous cas, la gestuelle et les enchaînements de ces cinquantenaires sont spectaculaires et pour le moins surprenants.

Mohamed Fazami, le maître de cérémonie, solide comme un roc du haut de ses 61 ans nous apprend que ce sport est destiné au bien être du corps et de l'esprit et on le croit volontiers. Le plus étrange, ce sont surtout les outils de pratique. Il y a tout d'abord les Mils, ces énormes massues que l'on fait valser dans le dos à la force des muscles. Ensuite, il y a le Cheno, cette planchette de bois surélevée sur laquelle on s'appuie pour une série de mouvements au sol à la force des bras. Enfin, que dire du Capbadel, ce lourd arceau à clochettes que l'on remue au dessus de la tête au rythme des chants traditionnels. Etrange, étrange, on se demande où l'on est quand on ressort ...

En espérant que cette nouvelle tranche de voyage vous aura plu, dehors le ciel est bleu, profitons en !

Gula Gula,

Mugla, Turquie. 28 décembre 2003. 19 800 km. “Cheminées de Fées”.

Merhaba !

Joyeux Noël à tous, bonne année et bonne santé, et que votre prochaine année soit aussi incroyable que celle que nous venons de vivre.

La Turquie... bien trop grande pour nos petits vélos. D'est en ouest et du sud au nord, nous découvrons les multiples facettes de ce pays.

Extraits du carnet de Val, 8 décembre, Kurdistan.

Coincés entre les chaînes Kac Kiran Dagi à l'ouest et Mengune Dagi à l'est, nous évoluons sur un long plateau vallonné. Si les Turcs étaient chinois, les kurdes seraient les tibétains, on s'y croirait. Hier, après une nuit dans une caserne, nous nous réveillons sous un ciel bleu où le soleil brille. Incroyable ! voila plus de dix jours que nous n'avions pas vu ça.

Frugal le petit dej des militaires : une tranche de fromage de brebis, une poignée d'olives et un litre de thé avec des gros bouts de pain, on dirait presque de la baguette. Au passage, le fromage turc est excellent, c'est le premier vrai fromage depuis l'Espagne, il pue et il a du goût, comme on aime.

Dehors un paysage de pics brisés et pointus noyés dans leur manteau de glace. A leurs pieds, de douces collines, rondes et plissées, tapissées d'une herbe grasse où paissent des moutons noirs sous la garde de semi huskies qui nous courent après pour passer le temps. Dans ce paysage biblique, évoluent de placides bergers moustachus, moumoutes sur les épaules, bâton de marche en main et chèche à la Arafat sous la casquette. Plus loin, dans la prairie gelée, des gamins improvisent un match de foot en bottes et chaussures de plastique, vêtus de vieux polos au col en V et de blazers élimés.

Avec notre vélo, nous sommes les amis de tout le monde. A chaque barrage militaire, et il y en a, les gradés nous invitent à prendre le thé. "Nous avons tué 40 terroristes la semaine dernière" se vante un jeune sergent des troupes commandos. Terroristes, terroristes ? Nous, nous n'avons rencontré que des gens parmi les plus accueillants du monde, qui nous ont ouvert leurs portes sans poser de questions pour nous abriter de la nuit glaciale, confortablement assis en tailleur au coin d'un poêle poussé au maximum. De ce côté de la barrière, le héros c'est Apo, le chef du PKK (Parti Independantiste Kurde) récemment capturé, et non plus Atatürk (fondateur de la République).

Quelques centaines de km plus loin. Nous pénétrons l'univers magique de la Cappadoce. Il est des images que l'on n'oublie pas. Celle de ces cheminées de fée dont les ombres irréelles se découpent sous la nuit scintillante en fait partie. On raconte que c'est la terre elle même qui a créé ces paysages impossibles, avec l'aide du vent et de l'eau. Une bête histoire d'éléments quoi ! Parfois on dirait que la terre défie les lois de la nature. Sinon, comment expliquer ces folies rocheuses, ces bras de pierre tendus vers le ciel, comme autant de tours, minarets, donjons, menhirs, antennes ou clochers figés là dans leur course vers le ciel. Autant de statues délirantes que l'homme ne pourra jamais imiter, fut-il un Gaudi ou un Picasso. Monde sans échelle, sans pesanteur, en équilibre, comme un pendule ou une danseuse. C'est l'œuvre du septième jour, celle où Dieu s'est dit “Tiens si j'avais...”.

Devant tant de splendeurs, restons humbles, nous dormirons dans un trou. Depuis près de trois millénaires, les habitants de la Cappadoce ont creusé ces étranges cônes de tuf friable pour y installer leurs maisons, leurs églises, leurs villes même ! Ultime refuge contre les envahisseurs de tout poil qui ont traversé et ravagé la Turquie sans relâche au cours de l'histoire. Avec ses mille églises creusées dans la roche, la région est restée un bastion irréductible du christianisme. On dort si bien dans une église, sous ce dôme d'où pendent des colonnes comme des stalactites, entre ces murs épais comme la montagne. La chaleur reste emmagasinée dans ces maisons troglodytes et nous en avons bien besoin.

Peu à peu, le paysage revêt son manteau d'hiver et tout se couvre de blanc : le sol, les arbres, les vignes, les roches en équilibre sur leur base rongée par le vent, avec leurs dizaines d'yeux et de bouches béantes, les vélos, les sacoches, les vêtements, cheveux et barbes. Les routes secondaires n'ont pas été déneigées, et c'est toute une aventure, entre le ski et le vélo. Les descentes sont plus marrantes que les montées, et nous en profitons pour filmer les plus belles gamelles. Au final, plus de freins ni de vitesses. Il y a même des stalactites sur les câbles !

Un peu trop glacial tout ça, aussi pour fêter le solstice d'hiver, nous nous offrons une migration en bus vers le sud, sur la côte méditerranéenne. Ce sont les grandes retrouvailles avec la mer que nous avions quittée en Thaïlande il y a près de 6 mois. La Lycie, côté cour, c'est comme la Costa Brava ou la côte d'Azur, avec ses ignobles rangées de cubes de béton, ces alignements de campings et de restos désertés pour l'hiver. Côté jardin, c'est une multitude de criques aux reflets turquoise où plongent de magnifiques falaises de granit couvertes de buissons émeraudes.

A celui qui veut s'éloigner des sentiers battus s'offre un autre monde où des femmes voilées et vêtues de larges pantalons bouffants mènent leurs troupeaux à la baguette, où les papys moustachus sirotent leur Çay en profitant des rares rayons de soleil. Attention à ne pas trop s'éloigner tout de même, nous finissons par nous retrouver sur un chemin de randonnée niveau 5 qui dévale la falaise dans les éboulis. Une jolie ballade à porter vélos et sacoches !

Depuis deux mois, c'est devenu toute une aventure de présenter notre spectacle. Avant, tout était simple, même chez les pires communistes : “Bonjour, on est à vélo, on fait un spectacle de cirque, ça vous intéresse ?” Oui ! et ben zou, on y va.

Ici, ce n'est pas la même chose. Les directeurs d'école semblent soumis à une pression administrative insensée. En Iran, on nous a justifié un refus en expliquant que c'était la veille de la commémoration de la mort d'Ali. D'ailleurs, on ne doit pas rire pendant le Ramadan. Le plus souvent, on nous répond qu'on n'a pas le temps, que c'est pas dans le programme, qu'on n'a pas la place, qu'il y a peut être des messages politiques ou contre notre culture, etc. Bref, on ne veut pas de nous. Lorsque, enfin, nous arrivons à persuader un chef d'établissement, il nous faut obtenir l'autorisation du représentant de l'éducation nationale. Nous avons même subi un interrogatoire de la police !

Au final, trois spectacles en Turquie. Le premier est une folie. Les petits kurdes sont déchaînés comme si nous étions les Beatles avec des nez rouges, ça fait plaisir, mais on a du mal à se faire entendre. Le deuxième marche bien, les gamins sont adorables, mais congelés. Il faut dire que nous sommes dehors par moins 5, alors nous devons stopper au bout de 10 minutes. La récompense est au bout du chemin, la troisième représentation est une réussite. Au début, le proviseur n'autorise qu'une classe mais il libère vite tout le reste de l'établissement et finit par nous inviter à revenir tous les ans !

Dans ce nouveau spectacle, “The Jadoo” (magicien), Val campe un magicien un peu hautain, c'est un peu l'ersatz de David Copperfield barbu et enturbanné. Seb, lui, se morfond dans le rôle de l'assistant clownesque et tête en l'air, tête à claque. Par mégarde, Val finit par égarer sa baguette et Seb en profite pour se venger de son maître. Plus de magie, moins d'improvisation anarchique et de temps morts, et toujours plein de coups de pied aux fesses et de baffes ! La recette du succès.

A Avenos, au nord de la Cappadoce, nous rencontrons d'autres magiciens. Magiciens de la terre ceux la. La ville est réputée dans tout le pays pour ses poteries. Le Kizilir, plus long fleuve d'Anatolie traverse la ville en charriant avec lui l'or rouge, une argile aux qualités incomparables. Ici, on recense plus de 60 potiers qui exposent le pire et le meilleur dans de longues galeries creusées à même la roche.

Nous rencontrons ainsi Turan Erden, un jeune potier de 27 ans qui a déjà passé 14 ans les mains dans la glaise. C'est une histoire de famille, il est tourneur comme ses cinq frères. L'eau, la terre, le vent du tour et le feu du soleil pour sécher, encore une histoire d'éléments. Qui l'eut cru ? Dans cette masse de terre informe se cachait un vase, une cruche, une tasse, un bol. Comme un harpiste habile, le tourneur peut changer la mélodie d'une simple pression du doigt. En assistant à la magie de cette sculpture dynamique on finit par se demander, si la véritable œuvre du potier n'est pas le geste, plus que l'objet fabriqué. Turan semble le penser, qui après une dizaine de formes successives, finit par détruire son vase avec un fil à couper le beurre.

Si la poterie a donné satisfaction, elle est mise à sécher au soleil pendant 20 jours, avant d'être cuite au four à plus de 900 degrés. C'est ensuite qu'intervient le peintre, ou plutôt la peintre en l'occurrence. Sule Uzun a appris la peinture il y a 10 ans avec sa sœur. Les seuls contours des dessins d'inspiration Hittite, Ottomane ou Seljouke lui prendront deux jours pour une simple assiette. Il faut compter ensuite deux à trois jours pour les couleurs à l'aide d'un pinceau minuscule.

Voila donc deux semaines d'aventures bien remplies. Nous prenons maintenant la direction d'Istanbul pour le nouvel an, puis ce sera la Grèce, l'ex Yougoslavie, l'Italie et … la France. N'oubliez pas : arrivée prévue à Vitry le Francois (51) le samedi 7 février 2004 dans l'après midi. Nous espérons y retrouver tout le monde !

Joyeuses fêtes, Gunushuruz,